Le numérique et la téléphonie dopent formidablement nos quotidiens mais ne profitent pas à tous. Une importante partie de la population rencontre des difficultés d’accès et d’usage, alors même qu’elle pourrait faire de cette technologie un levier de son insertion. Animée par cette conviction et troublée par l’absence de statistiques françaises sur l’exclusion numérique, Emmaüs Connect a décidé de faire appel à des experts indépendants pour mener une étude qualitative et statistique auprès d’une partie des 10 000 bénéficiaires qu’elle a accueillis depuis trois ans dans le cadre de son programme « Connexions Solidaires » (voir encadré pour échantillon et méthodologie). Quelles sont leurs difficultés d’accès et leurs besoins en termes d’acquisition des compétences numériques ? Quel est réellement l’impact des technologies numériques sur leurs parcours d’insertion? Cet article, condensé d’une étude riche d’enseignements, propose des éléments de réponse inédits.

Rencontrer des difficultés d’accès, subir une double peine

Bien que cette expression ait montré ses limites, il est d’usage de parler de la fracture numérique. Or, il existe bien des fractures numériques qui s’étendent à toute la société, et nous concernent tous, parents qui ne parlons pas HTML, irréductibles adeptes des Nokia 3310… Nous sommes dépassés. Et si, semble-t-il, une partie importante de la population parvient, malgré tout,  à tirer profit des multiples bénéfices du net, tout un pan de la population est pénalisé par l’absence des technologies dans son quotidien. Ces exclus du numérique voient leurs difficultés sociales et économiques exacerbées par l’absence d’un bien devenu essentiel.

Intuitivement, nous sommes tentés de rejeter la faute sur la fracture géographique (« zones blanches ») ou générationnelle. Il est donc d’usage de penser que le fossé va naturellement se résorber. Or, parmi les 20% de Français qui se considèrent déconnectés, on trouve des jeunes, des salariés, des migrants, mais surtout une surreprésentation des ménages pauvres, puisque, selon une étude du CRÉDOC, 40% d’entre eux s’estiment déconnectés.

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78%

déclarent ne pas disposer d’un accès privé et personnel à internet.

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Ce constat, nous le faisons tous les jours. Parmi les bénéficiaires d’Emmaüs Connect, faute d’équipement et de connexion (32%), faute de savoir lire et écrire (30%), par crainte ou par ignorance (38%), 37% des bénéficiaires interrogés, pour notre étude, déclarent ne jamais utiliser internet et 78% déclarent ne pas disposer d’un accès privé et personnel à internet. Ils se contentent d’y accéder chez un proche (à 32%), ou auprès de services spécialisés (cybercafés 9%). La débrouille est de mise et l’accès non personnel peut s’avérer onéreux  pour quiconque doit passer par un service payant.

Si, pour certaines personnes interrogées, internet demeure encore un luxe, la téléphonie est, elle, ancrée comme une nécessité qui fait passer ce poste de dépense devant beaucoup d’autres. Or, là aussi, les pratiques de consommation liées à la précarité créent un décalage profond entre la moyenne des Français et les personnes en situation de pauvreté. A titre d’exemple, seulement 21% des répondants déclarent avoir un abonnement mobile. Sans compte en banque, sans justificatif de domicile, 85% d’entre eux déclarent utiliser du prépayé mobile, et 32% déclarent se rendre au taxiphone pour les appels internationaux. Or, ces moyens de communication sont sensiblement plus chers que les forfaits disponibles sur le marché. De ce fait, nos bénéficiaires ont des dépenses en télécommunications bien plus élevées que la moyenne française  puisqu’elles représentent 8% de leurs ressources mensuelles, contre une moyenne nationale de 1,1%. Pour ces personnes, les difficultés à accéder à la téléphonie et à internet sont synonymes de lourdes dépenses qui plombent leurs budgets serrés, et surtout d’anxiété et de rupture du lien social.

 

Saisir l’opportunité technologique, mettre le numérique au service de son insertion : une montée en compétence progressive mais nécessaire

Le constat que nous venons de faire n’est en rien une fatalité, et des années d’expérience terrain l’ont démontré: le numérique, plus juste et plus durable, est un véritable levier d’insertion et d’intégration socio-économique. Ainsi l’étude révèle que, dans un premier temps, l’accès au numérique et aux télécommunications permet de mettre les personnes en « capacité » d’entrer dans un parcours d’insertion. Dans ce sens, le numérique  actionne trois leviers majeurs qui, pour les sociologues, facilitent l’insertion socio-professionnelle des personnes en difficulté: l’estime de soi, la préservation des liens sociaux et familiaux, et l’apaisement psychologique.

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Si tu n’as pas de téléphone, pas de numéro à donner, tu n’existes pas.

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Estime de soi  car, pour beaucoup de bénéficiaires interrogés, l’accès à un téléphone et à une connexion permet d’être « comme tout le monde. Si tu n’as pas de téléphone, pas de numéro à donner, tu n’existes pas. » déclare un bénéficiaire. Préservation des liens sociaux et familiaux quand 52% des répondants utilisant internet  déclarent fréquenter des chats ou Skype et 38% affirment utiliser les réseaux sociaux. Les chiffres de la téléphonie pointent vers un constat similaire puisque 70% des personnes interrogées déclarent utiliser leur téléphone pour appeler leur famille à l’étranger. Or, les excellents travaux de recherche menés par Dana Diminescu (sociologue, enseignant-chercheur à Telecom ParisTech) ont montré que ce contact dématérialisé, favorisé par les télécommunications, représente un véritable levier d’intégration sociale pour les migrants, comme ce bénéficiaire qui explique aux enquêteurs : « ma mère est malade et je ne vais pas pouvoir aller la voir avant qu’elle ne meure. J’essaie d’appeler tous les jours ». Apaisement psychologique enfin, quand une personne interrogée déclare « Je suis seule en France. Parfois je suis stressée et j’ai peur. Avoir un téléphone me donne un sentiment de sécurité ».

graphique étude usages

L’étude met toutefois en évidence un décalage entre les pratiques numériques actuelles et celles des bénéficiaires interrogés, encore cantonnés à certains usages. A titre d’exemple, seulement 33% des bénéficiaires ayant accès à internet déclarent faire leur recherche d’emploi en ligne (alors même qu’on trouve sur internet 80% des offres) ; et seulement 19% d’entre eux déclarent se servir régulièrement d’internet pour réaliser leurs démarches administratives (quand bien même 85% des services publics français sont accessibles en ligne). Néanmoins, l’exploration de ces opportunités avec les bénéficiaires de Connexions Solidaires – qui n’en ont simplement pas connaissance – permet de déclencher un élément décisif dans la réussite de leur parcours d’insertion : la motivation. Ainsi, ils expliquent que « toutes les démarches quotidiennes se passent sur internet aujourd’hui. C’est compliqué, mais une fois qu’on sait s’en servir on gagne du temps ! » ou encore qu’ « il y a plein d’offres d’emploi sur  internet. C’est pour ça que je veux apprendre à bien l’utiliser, pour trouver du travail ». Ces usages, plus spécifiques et plus variés, requièrent des compétences numériques plus avancées qui se développent lorsqu’un besoin social profond devient le moteur de l’apprentissage.

Le numérique n’est donc pas une simple bascule vers l’insertion professionnelle. Compris comme un vaste champ d’opportunités, de concert avec la diversification des usages en ligne et l’accès à une connexion personnelle et stable, il pourrait permettre d’accélérer leur (ré)intégration socio-professionnelle. Faire du numérique un levier d’insertion est donc bien plus qu’un objectif, un véritable parcours que nous devons construire ensemble.


Etude réalisée par Christelle Van Ham,  consultante en impact et innovation sociale, et Felipe Machado Pinheiro, doctorant en sciences sociales, de mars à juin 2014 sur un échantillon représentatif de 1862 bénéficiaires (étude quantitative), ainsi que sur la base de 131 entretiens qualitatifs et de 70 entretiens menés auprès de bénéficiaires ayant quitté le programme Connexions Solidaires.